Nécessairement, il faut se remettre dans le contexte. Pearl Jam, alors plus gros groupe du monde, vendait des albums par avions cargo (le second, Vs., a détenu le record de meilleure vente pour un second album), mais ne voulait pas que ça dure. En découla Vitalogy, pas vraiment anti-commercial mais bizarre et ambitieux. Les ventes commencèrent à décliner, et tout était mis en oeuvre pour que le groupe entame sa seconde vie, parfaitement exemplifiée par cet album, leur quatrième (Pearl Jam, le huitième, est sorti cette année).
Il est peu probable que le groupe aie délibérément voulu exclure une partie de son public par No code, même si c’est effectivement ce qui s’est passé : cet album est celui de la césure entre ceux qui sont restés (et qui suivent toujours le groupe aujourd’hui, dans des salles de 20 000 places partout dans le monde) et ceux qui ont laissé tomber, préférant les hymnes adolescents (Alive, Jeremy, et ce n’est pas une insulte) à l’évolution artistique et personnelle.
Dès le départ, on comprend que l’expérience No Code sera radicale. Á mille lieues du style plus agressif des précédents premiers morceaux (Once, Go et Last Exit), Sometimes ouvre l’album très calmement, comme une première occasion offerte à Eddie Vedder de montrer la vraie étendue de sa gamme vocale. Quelques minutes plus tard, on sursaute (vraiment), à cause des accords punk de Hail Hail, un des rares morceaux ici stylistiquement proches de Vitalogy. C’est aussi une des rares excursions en terrain connu : Who You Are (étonnant choix de single) et In My Tree (littéralement porté par la batterie tout en finesse de Jack Irons) n’ont vraiment plus rien à voir avec le grunge, qui est alors définitivement enterré. Pearl Jam se réclame d’un héritage musicale très varié, même si No Code est un album fortement américain (dans le sens americana, comme le prouve Smile, qui aurait pu être un morceau de Tom Petty, avec harmonica. La face A se termine en douceur, avec Off He Goes, ballade apaisante et chargée émotionnellement.
Le retour au (hard) rock se fait avec Habit et un peu plus loin Lukin, mais la face B est dominée par des morceaux innovants pour le Pearl Jam de 1996 : Red Mosquito, construit autour d’un jam blues et de paroles introverties mais pleines de sense (« If I had known then, what I know now »), l’exceptionnel Present Tense et son crescendo maîtrisé, pour ensuite conclure l’album avec un morceau expérimental (I’m Open) centré sur un spoken word de Vedder et une berceuse (si si), Around The Bend.
Évidemment, No Code a été, et est toujours, détesté par pas mal de fans de la première heure, qui n’ont d’ailleurs plus vraiment apprécié Pearl Jam depuis, vu que tout ce que le groupe a sorti depuis est influencé par cet album. No Code n’est sans doute pas leur meilleur album (mais je ne me risquerai pas à en sortir un du lot), mais c’est certainement leur plus important : sans lui, le groupe n’aurait jamais pu se sortir de la crise existentielle qu’ils vécurent à l’époque (et qui prendra encore quelques années pour se résoudre entièrement). No Code a fait grandir Pearl Jam, et les fans qui l’apprécient à sa juste valeur également.