Plus tôt dans l’année, les Foo Fighters ont sorti un film, Back and Forth, qui accompagnait la sortié de l’album Wasting Light. Présenté de manière strictement chronologique, le film racontait simplement l’évolution du groupe, de l’époque où Dave Grohl enregistrait seul ses chansons dans l’ombre de Kurt Cobain jusqu’à leur statut actuel de stars mondiales. Mais le film ne cachait rien : l’histoire des Foo est entachée de changements de personnel, souvent de manière brutale ; de même, le batteur Taylor Hawkins fut en proie à de sérieux problèmes de drogue, qui l’ont poussé à l’overdose. Back and Forth en parle systématiquement, et n’hésite pas à faire intervenir chaque personne concernée (y compris les anciens membres) et à faire passer Dave Grohl, pourtant officiellement The Nicest Guy in Rock, pour un control freak parfois détestable. Bien que le film se terminait dans la joie et la bonne humeur, avec l’enregistrement de Wasting Light dans la piscine familiale des Grohl (ou presque), le film (et le groupe) n’a définitivement pas choisi la voie évidente de l’hagiographie.
Il serait probablement excessif de parler de Pearl Jam Twenty comme une hagiographie. Mais force est de constater, après deux heures d’un film très soigneusement monté, aux images d’archives souvent hallucinantes, que le réalisateur Cameron Crowe n’a jamais cherché à trop bousculer le groupe ou les téléspectateurs. Pearl Jam Twenty est un documentaire, certes très bon, mais dont le degré critique est proche du zéro absolu.
Pearl Jam Twenty était très attendu. Mis en boîte par un réalisateur phare d’Hollywood qui a connu, sur place, la naissance de Pearl Jam, il devait raconter l’histoire d’un groupe qui a tout connu. Des débuts déjà marqués par le malheur, un succès interplanétaire très rapide et mal vécu par certains membres du groupe, des tragédies individuelles et collectives ainsi qu’une seconde décennie nettement plus introspective, jusqu’à une certaine résurgence commerciale. Tout ceci se trouve dans le film. Une bonne partie du début est consacré à Pearl Jam avant Pearl Jam, à savoir quand Stone Gossard (guitare) et Jeff Ament (basse) étaient membres d’un groupe de glam rock alternatif mené par le flamboyant Andy Wood et appelé Mother Love Bone. Après l’overdose fatale à Wood Gossard et Ament (depuis rejoints par un autre guitariste nommé Mike McCready et aidés par le batteur de Soundgarden Matt Cameron) envoient une cassette instrumentale de trois titres à un chanteur/surfeur de San Diego via Chicago, et le reste est Histoire.
Et l’Histoire, on la voit se dérouler sous nos yeux, dans un montage rapide mais pas hystérique. Beaucoup d’images inédites et légendaires : le deuxième concert de Pearl Jam (alors appelé Mookie Blaylock) avec la seconde prestation publique d’Alive (596 suivront à ce jour). Les fans connaissaient l’existence d’un concert acoustique à Zürich, en 1992 où, selon le groupe, la scène était plus petite qu’une estrade de batterie : le film prouve que cette affirmation est correcte. On voit aussi un jeune Vedder sérieusement bourré insulter MTV dans une salle plein d’exécutifs artistiques lors de la présentation du film (de Cameron Crowe) Singles, ainsi qu’une compilation des sauts de Vedder dans le public, qui restent absolument ahurissants. Mais l’image d’archive la plus extraordinaire provient de la collection personnelle de l’ex-guitariste de Hole Eric Erlandson, qui ne l’avait jamais rendue publique auparavant.
Il faut savoir qu’à l’époque, MTV diffusait de la musique, et la presse musicale avait un réel pouvoir. Et donc, on s’amusait à créer une guerre infondée entre Nirvana (les punks, les vrais) et Pearl Jam (les vendus influencés par Van Halen). Cobain et Vedder étaient donc censés se détester, même s’ils ne se connaissaient pas vraiment (et s’appréciaient plutôt pas mal). Un jour, lors des MTV Video Music Awards 1992, Eric Clapton joue Tears in Heaven, et en dessous de la scène, Kurt Cobain et Eddie Vedder dansent, dans les bras l’un de l’autre. L’histoire était connue, mais on ne l’avait jamais vue. C’est chose faite, et c’est aussi le seul document connu à ce jour où les deux porte-drapeaux du (désolé) grunge se retrouvent ensemble.
Rien que pour cela, PJ20 vaut tout l’or du monde (ou en tout cas les 14€ du ticket de cinéma et les 60 dollars de l’édition spéciale dvd/blu-ray) pour les fans du groupe, ou n’importe qui un tant soit peu intéressé par l’histoire du mouvement. Malheureusement, on ne voit que peu d’interactions avec d’autres musiciens, probablement par maque de temps (le film aurait facilement pu durer six heures, on annonce d’ailleurs quatre heures de bonus sur le DVD). A part Chris Cornell, qui intervient souvent lors de la première partie, on aperçoit en vitesse Alice in Chains, mais c’est plus ou moins tout. C’est d’ailleurs une caractéristique du film, la vitesse à laquelle tout est décrit. A peine finie la longue introduction au groupe, tout défile, à la vitesse du narrateur de la chanson MFC, extraite de Yield. Le bipolaire Vs, l’ambitieux Vitalogy se partagent quelques minutes de temps d’écran, mais beaucoup plus que l’expérimental No Code, album adoré des fans mais définitivement mal aimé du groupe. Et pendant ce temps, on se pose une question dont on n’aura jamais vraiment la réponse : mais que se passe-t-il dans la tête du groupe? Qui est Pearl Jam?
On connaît les démons du groupe, les problèmes qui ont entaché leur première décennie. La personnalité parfois écrasante d’Eddie Vedder, leur obsession criante pour le respect de la vie privée (amateurs de détails croustillants, passez votre chemin, et le – superbe – livre-compagnon ne vous dira rien de plus), les addictions de McCready, pour ne citer que quelques exemples. On en parle, un peu, en passant, mais sans jamais s’y attarder, comme Back and Forth pouvait le faire. Un exemple assez parlant : on voit Pearl Jam jouer Do the Evolution, live en studio, en 1998. McCready est en très mauvais état. Il est bouffi, a pris dix ans dans la tronche et est encore plus mal sapé que Cobain au Unplugged. Quelques secondes après, McCready version 2010, en pleine forme (il fait des marathons, maintenant, figurez-vous), parle de « sa mauvaise période », en passant, alors que sa fille, qui ne devait pas avoir beaucoup plus d’un an, joue devant lui. Que les choses soient claires, loin de moi l’envie de voir McCready en pleine crise de dépendance alcoolique, mais je ne peux m’empêcher de penser que Crowe n’a pas voulu aller au fond des choses, peut-être pour ne pas choquer un groupe composé avant tous de ses amis.
Mais le point le plus étonnant concerne sans doute les batteurs. McCready compare Pearl Jam à Spinal Tap, et n’a pas tort : avant même que le premier album ne sorte, Pearl Jam avait déjà utilisé quatre batteurs, et en utilisera encore deux par la suite, même si le premier, Matt Cameron, se retrouve être le dernier. Jack Irons est parti pour raisons de santé, on le sait, mais l’histoire du premier batteur, Dave Abbruzzese, est nettement plus confuse. Il aurait été viré parce qu’il n’avait pas la même vision de la célébrité que le reste du groupe (autrement dit, alors que Vedder voulait se retrouver le plus loin possible des médias, Abbruzzese embrassait un mode de vie de rockstar). On dit même que Vedder l’a viré parce « qu’il était plus beau que lui ». La vérité, cela semble clair, ne sera sans doute jamais connue : Crowe ne lui a (probablement) pas donné la parole.
Malgré ces points d’ombre, Pearl Jam Twenty reste un documentaire passionnant, également lorsqu’il évoque la seconde décennie du groupe, au succès commercial très mitigé. Les albums Binaural, Riot Act et Pearl Jam sont rapidement passés en revue, et on pourra être très surpris que pas un seul mot n’est dédié à ce qui reste, très étrangement, le morceau de Pearl Jam qui aura eu le plus grand succès commercial, Last Kiss. De toute façon, comme évoqué ci-dessus, Crowe aurait eu six heures de film et cela aurait quand même été trop court, et on pourra gloser pendant des heures sur les bienfaits et méfaits de l’édition du film : était-ce, par exemple, utile de montrer une longue audition de Gossard et Ament devant le sénat US lors de l’affaire Ticketmaster. La scène est souvent drôle (en fait, chaque scène avec Stone est drôle, Stone devrait avoir sa propre sitcom, si possible chez lui), mais elle a sans doute privé le film d’autres images émouvantes.
Ecrire une chronique sur un tel film est un exercice relativement futile, surtout quand l’auteur connaît beaucoup plus de choses qu’il devrait sur le monde de Pearl Jam. Il est très probable qu’un spectateur qui a perdu moins de temps sur MTV, à lire des magazines d’époque, ou à traîner dans des magasins de disques douteux à dépenser l’équivalent de 50€ pour un bootleg au son tout aussi douteux ne se posera pas le même genre de questions. Et si Crowe avait effectivement développé une partie un peu plus personnelle de la vie du groupe, d’autres passages en auraient nécessairement souffert. Je pense que les heures passées en salle d’édition ont du être particulièrement cruelles, et j’espère que le dvd/blu-ray pourra combler certains trous (mais pas ceux de la vie privée, on n’en saura absolument jamais rien).Oh, et tant que j’y suis : la musique, elle est vraiment, vraiment bien.
NB : après avoir écrit la chronique, j’ai appris qu’une édition spéciale du film, qui sortira le 25 octobre en dvd/blu-ray (exclusivement via pearljam.com) comprendra quatre heures de bonus, un cut spécial ne reprenant que les performances musicales du film ainsi qu’un documentaire inédit sur la principale force de Pearl Jam, son public.
NB2 : Pearl Jam Twenty, c’est aussi un livre passionnant, mais au même ton relativement détaché que le film. On y retrouve toutefois des images somptueuses ainsi que des essais intéressants sur chaque album du groupe. Il est d’ores et déjà disponible en version originale, et sera disponible fin octobre en version française aux éditions Autour du Livre.
NB3 : Pearl Jam Twenty, c’est aussi une bande originale passionnante, que je chroniquerai bientôt…