Archives de catégorie : Music Box

Chroniques d’albums contemporains

Isobel Campbell & Mark Lanegan – Sunday At Devil Dirt

Tout semblait indiquer que le fabuleux Ballad Of The Broken Seas serait un projet unique et éphémère, à commencer par les intéressés eux-mêmes. Mais Isobel Campbell s’est remise à composer, a osé redemander à Lanegan, et un second album voit le jour, avec une différence : cette fois, ils l’ont enregistré ensemble, plutôt que par emails interposés.

Néanmoins, on ne peut pas vraiment que cela change fondamentalement le fonctionnement du duo : Isobel Campbell écrit, arrange et chante un peu, mais c’est surtout Lanegan qui occupe le devant de la scène, vocalement du moins. Et cela marche très bien. On connaît la voix caverneuse du bonhomme, et elle est une nouvelle fois magnifiquement mise en valeur par les compositions de Campbell. Tantôt menaçante, tantôt étonnamment reposante, elle est parfaitement contrebalancée par les choeurs évidemment angéliques d’Isobel.

En terme d’ambiance, on n’est plus exactement dans la même sphère qu’auparavant : alors que Ballad Of The Broken Seas privilégiait un état d’esprit intemporel, nous nous trouvons ici dans une sorte d’americana revisitée, ce qui permettra au chroniqueurs fatigués de citer, une fois de plus, Johnny Cash, Lee Hazlewood et Nancy Sinatra. Le fait est que des morceaux minimalistes comme Salvation ne se réfèrent pas vraiment à la mystique médiévale du premier album.

Mark Lanegan module sa voix à l’infini, selon les besoins des chansons d’Isobel : amoureux dangereux dans The Raven, il devient sexy pour Come On Over (Turn Me On) tout en tournant roots dans un Back Burner qui rappelle le récent Gutter Twins. L’album est nettement plus détendu que le précédent, on peut facilement les imaginer sous un porche de Main Street USA, comme sur la pochette, en somme. Lanegan peut donc aussi être détendu, et l’est assez souvent, come sur le superbe We Built The Road, sommet total de leur harmonie.

Isobel Campbell ne s’offre qu’une seul morceau solo, mais quel morceau : Shot Gun Blues est tellement roots qu’on l’aurait cru sorti de la vieille guitare de Jack White (il y a longtemps). Ensuite, l’album continue sn petit chemin tranquille, jusqu’au bout, sans choquer, mais sans décevoir non plus.

C’est un peu l’impression qu’on peut avoir de l’album : l’effet de surprise est fatalement passé, et on ne peut rien y faire. Les morceaux restent superbes, mais l’élan donné à l’ambiance de l’album lui confère une aura plus relaxante, rendant l’écoute plus accessible. On pourrait dire que c’est aussi son principal défaut, mais Ballad Of The Broken Seas état de toute façon impossible à répliquer, et Sunday At Devil Dirt le complète bien.

Nine Inch Nails – The Slip

Cinquième album de Nine Inch Nails en trois ans, The Slip dépasse tous les autres en matière de distribution : en effet, Trent Reznor l’offre, totalement gratuitement, en quatre formats numériques différents (avant une sortie en magasin). Reznor arrive ainsi à l’aboutissement logique de sa démarche, nettement plus crédible que celle de, allez, Radiohead.

Mais même si on ne tarira pas d’éloges sur l’importance de ce que Reznor fait au niveau des nouveaux modes de distribution, il faut garder un certain recul quand à la qualité du matériel sorti. Pour quelqu’un qui avait l’habitude de laisser couler de longues années entre deux sorties, est-ce possible de sortir deux albums en trois mois sans que la qualité ne s’en ressente?

Après une courte introduction instrumentale, 1,000,000 entame les débats avec une intro à la batterie étrangement empruntée à Pearl Jam (Last Exit). Mais après cette référence amusante, on se rend vite compte que Reznor n’avait plus sonné aussi organique depuis un bon paquet d’années. Assez loin des considérations électro de Year Zero, on se rapproche plus de With Teeth, même si l’esprit nous ramène encore plus loin, aux premières années de Nine Inch Nails. D’ailleurs, en parlant d’organique, il est intéressant de constater que, contrairement aux habitudes où Reznor fait tout, les musiciens qui accompagnent NIN en tournée (Alessandro Cortini, Robin Finck, Josh Freese) jouent sur cet album, lui conférant ainsi un son plus live. Ceci dit, on regarde les repères classiques, c’est clairement du NIN : les paroles, le chant, la disto, le son, tout est là.

Letting You continue dans ce thème, étant carrément agressif et bruyant, jusque dans le fltre qui modifie la voix de Reznor. Rien de totalement nouveau, certes, mais, je le répète, on pouvait croire qu’on avait perdu cette facette de Nine Inch Nails, il semble qu’elle était simplement en veilleuse. On peut chercher pourquoi Reznor est partiellement revenu à ses premières amours, mais cela n’aurait pas beaucoup d’intérêt. De toute façon, maintenant que l’on sait qu’il contrôle chaque étape de la création artistique, on sait qu’il est exactement là où il veut être. Et cela inclut le premier extrait radio (ben oui, single ne veut plus dire grand chose), Discipline, qui est pop sans aucune honte. Avan de crier à la trahison, il serait intéressant de s’y intéresser un peu plus, les parties discrètes de piano (merci, Ghosts) lui offrant un niveau d’écoute supplémentaire. Sinon, et c’est un grand classique, les singles de NIN sont rarement les meilleurs morceaux.

La première partie de The Slip est presque l’antithèse de Year Zero. Les guitares dominent, souvent (mal)traitées. Echoplex tient sur un riff répétitif mais progressivement mutant, et inclut quelques lignes typiques de Reznor, qui exemplifient le manque de contrôle et de relevance (“my voice just echoes off these walls”), ce qui est évidemment un comble, vu le contexte de la sortie de l’album. Mais même si les guitares se font sentir, c’est évidemment le tout qui fait le son NIN, basse, programmation de beats, batterie, claviers, et tout le bricolage sonore qui les entoure. Head Down persiste et signe niveau sonore, jusque dans la confrontation (“hey, what you’re lookin’ at?”), tempérée par une explication dans le refrain, étonnamment mélodique. Un grand moment, assurément, d’un album jusqu’ici étonnant, inattendu et vraiment très bon.

C’est bien méconnaître Reznor que de croire qu’il va continuer longtemps comme ça : la fin de Head Down semble nous emmener vers une autre direction, qu’emprunte Lights In The Sky, dont la discrète intro piano/murmures nous renvoie directement au chef d’oeuvre de Trent Reznor, The Fragile. Alors que l’album était jusqu’ici assez accessible (enfin, tout est relatif), les sept minutes instrumentales de Corona Radiata changent la donne. Tout en ambiance, il n’a strictement rien à voir avec ce qu’on a entendu jusque maintenant, graĉe à sa multitude d’effets sonores très discrets (The Slip est un album à écouter avec un bon casque, si possible). Serait-ce cela, le concept The Slip : des morceaux directs et puissants, avant un glissement vers quelque chose de tangent, d’étrange? Il reste deux morceaux pour le savoir, mais Corona Radiata est, malgré tout, la pièce centrale de l’album, et un morceau d’une intensité remarquable, qui touche au sublime.

The Four Of Us Are Dying semble confirmer la théorie. Également instrumental, il est plus rythmé mais reste tout aussi intense, comme le titre peut le laisser sous entendre. Comme ses cousins lointains de Ghosts, on pourrait l’utiliser dans un film, mais alors pour conclure quelque chose de terrible. Demon Seed remonte la moyenne de BPM, et offre une ligne de basse peu rassurante. On est en effet au plus fort de la menace, avec Reznor murmurant littéralement au creux de l’oreille. Des nappes de guitares fortement filtrées semblent vouloir clôturer le morceau, dans le danger et l’incertitude la plus totale.

The Slip est le meilleur album de Nine Inch Nails depuis The Fragile, je ne vois pas comment on pourrait prétendre le contraire. Assez court, précis, et agencé très soigneusement, il montre un artiste de nouveau au sommet, après quelques années de recherche personnelle. La question initiale trouve donc une réponse évidente. Même si The Slip était sorti classiquement, sur iTunes et en magasin, il ne serait pas passé inaperçu. Mais ici, Trent Reznor soigne le fond et la forme, pour apporter quelque chose de rare dans le monde musical contemporain : une oeuvre d’art complètement dominée par l’artiste lui même, pure, totale, et libre.

Portishead – Third

On parle de Chinese Democracy, mais Portishead a aussi fait fort : onze ans séparent cet album du précédent, Portishead. Difficile de dire s’il est vraiment attendu : après tant de temps, on n’attend plus grand chose, surtout que le contexte de l’époque a bien changé. Ce qui leur permet de sortir un album sans âge, et totalement époustouflant.

Mais il n’est pas facile. Geoff Barrow dit avoir été influencé par Sunn 0))), et on voit où il veut en venir. On ne retrouve pas de drone à chaque coin de rue, et les intestins irrités peuvent se sentir tranquilles, mais l’intensité, la puissance intrinsèque est comparable.

Silence ouvre l’album, comme si de rien n’était, après deux minutes et seize secondes, Beth Gibbons. Ethérée, inattendue, mal assurée, pénétrante : elle hante une musique extrêmement intense, toujours au fil du rasoir, prête à sauter à la gorge quand on ne s’y attend pas. Quand elle chante “I don’t know what I’ve done to deserve you / I don’t know what I’d do without you”, on la croit. Instrumentalement, la précision est de mise : des claviers soigneusement programmés, des coups /cinglants de guitare, des violons pas très sains, un beat chirurgical, même un ukulele. Le caractère menaçant de Plastic, le feeling 70s de The Rip, le rythme infernal de We Carry On : on devrait créer des films autour d’eux pour leur faire honneur, et pas le contraire.


Third est un de ces albums pour lesquels les mots viennent difficilement, parce que la musique parle directement, non pas au coeur ni au cerveau, mais aux entrailles. J’éprouve beaucoup de difficultés pour en parler, peut-être à cause d’un manque de repères, ou parce que la puissance viscérale du son me dépasse complètement. Machine Gun, par exemple, est d’une force inouïe, bien supérieure à ce que son titre évoque. Je n’essaierai donc pas de jongler avec les épithètes et les métaphores aussi ridicules que déplacées, et je m’incline avec plaisir et respect devant une oeuvre d’art totale, qui doit être vécue directement, personnellement.

The Last Shadow Puppets – The Age Of The Understatement

Troisième album en autant d’années pour Alex Turner, leader d’Arctic Monkeys qui s’associe ici à Miles Kane (Rascals, on en reparlera) pour créer un projet et un album qui ne ressemble non seulement pas aux Monkeys mais non plus à quoi que ce soit de connu actuellement.

La légende dit que nos deux acolytes eurent envie d’explorer de nouvelles directions après avoir découvert (ben oui, ils ont quoi, 20 ans) David Bowie ou Scott Walker. En résulte cet album, qui regorge d’arrangements classieux, de cordes, de trompettes et d’ambiances inattendues. Plus précisément, c’est le London Symphonic Orchestra qui apparaît sur chaque morceau, et qui est dirigé par Owen Pallett, plus connu en tant que Final Fantasy mais surtout comme arrangeur d’Arcade Fire.

Le single/morceau titre exprime tout cela à la perfection : un rythme galopant, des violons mais la voix et les paroles totalement inratables d’Alex Turner. Oh, on peut trouver ça et là des influences venant de son groupe principal, surtout si on tente de faire abstraction des arrangements, et qu’on se rapproche de morceaux atypiques des Monkeys comme 505 ou Despair In The Departure Lounge, mais c’est bel et bien un autre groupe. Toujours en parlant des paroles, Turner s’est encore amélioré, et arrive maintenant à un très haut niveau, sublimant ses anciennes habitudes de poésie urbaine pour arriver à quelque chose de plus englobant, de plus littéraire aussi, sans tomber dans le pédant à la Divine Comedy.

On ne sous-estimera pas l’apport de Miles Kane, dont la voix souvent hargneuse apporte un contrepoids à Turner, comme sur I Don’t Like You Anymore, un des points forts d’un album qui en compte beaucoup : on peut ausi rajouter le futur classique Standing Next To Me, qui semble ne pas avoir d’âge, et certainement pas celui des protagonistes. D’ailleurs, on peut presque entendre I Don’t Like You Anymore en se remémorant des scènes classiques de vengeance d’un Tarantino.

On a appris récemment que la très chimique Amy Winehouse allait chanter le thème du prochain James Bond, l’intraduisible Quantum of Solace. On aurait préféré Calm Like Me ou In My Room (le début est totalement John Barry). Chaque extrait peut prêter à exégèse, comme Separate And Ever Deadly, évoquant d’étonnantes influences (Jacques Brel via Scott Walker, j’imagine) ou le menaçant Only The Truth.

Mais un grand album, c’est surtout des bonnes chansons. Et la où Favourite Worst Nightmare privilégiait parfois la forme au fond (mais avec brio), on se rend compte que Turner n’a rien à envie aux songwriters anglais classiques. Noel Gallagher a souvent cité Burt Bacharach comme influence, mais aurait-il pu écrire My Mistakes Were Made For You?

Comme Arctic Monkeys nous a habitué, la fin de l’album est stupéfiante. Meeting Place est calme, relaxant et butine de voix en voix, nous laissant avec un sentiment de bonne humeur et de légèreté, malgré le thème (qui se retrouve sur tout l’album) d’amours évidemment contrariées. Enfin, The Time Has Come Again conclut l’opus en deux petites minutes réflexives, comme le dernier morceau d’un film, pendant que les crédits se déroulent et que quelques spectateurs ne veulent pas sortir de l’ambiance, ni revenir dans le monde réel.

Vous l’aurez compris, The Last Shadow Puppets, j’aime bien. Pourtant, j’avais des gros doutes, qui ont été totalement dissipés à l’écoute de l’album, qui prouve toute une série de choses, notamment qu’Alex Turner est clairement le songwriter le plus doué de sa génération. Là où beaucoup prévoyaient une chute Gallagherienne, The Age Of The Understatement est une réussite majeure. Il montre qu’il ne perd pas de sa superbe et est tout à fait capable, déjà maintenant, de tenter des nouvelles choses, de se renouveler. Le futur est ouvert, et terriblement excitant.

dEUS – Vantage Point

dEUS se trouve dans une période de stabilité : c’est la première fois depuis les débuts du groupe que deux albums successifs sont enregistrés avec le même lineup. Mais c’est évidemment toujours Tom Barman qui est aux commandes de ce qui est sans doute le plus grand groupe belge de tous les temps.

Pocket Revolution marquait autant leur retour qu’une période de transition naturelle, quand on voit ce qui est arrivé au groupe ces dernières années. Ils peuvent maintenant vivre une seconde renaissance, avec une tête d’affiche de Rock Werchter et un nouvel album qui a déjà fait beaucoup parler de lui.

Il est promis à un gros succès commercial : le single The Architect est le premier hit de l’histoire du groupe, et le ton général de l’album est axé sur l’accessibilité. When She Comes Down est transporté par des violons pendant que Barman parle plus qu’il ne chante. Oh Your God rappelle brièvement leurs moments les plus énervés, ce qui fait du bien mais est aussi un peu frustrant : on aimerait que le groupe se lâche un peu plus. On n’avait jamais connu dEUS si évident. Eternal Woman est assez léger, tandis que d’autres morceaux (Favourite Game, The Architect) semblent avoir été influencés par le projet électro de Barman, Magnus.

Quasi tous les morceaux sont des hits en puissance, ce qui est assez inattendu, mais les temps changent. Ceci dit, le ton de voix spoken word choisi par Barman à certains moments peut rappeler Worst Case Scenario, mais à part ça, c’est difficilement possible de se rendre compte que c’est le même groupe. Enfin non : ce n’est justement pas le même groupe. Ne boudons pas trop notre plaisir, aussi évidents et (lâchons-le) commerciaux puissent-ils être, ces morceaux sont souvent loin d’être mauvais. Le gimmick de Favourite Game n’est pas trop convaincant, ceci dit, et The Architect est même assez gênant (tout en étant irrésistible, c’est pour ça). Mais à l’écoute de Popular Culture, qui clôture l’album, on se gratte la tête.

Il reste que Vantage Point peut être un bon album de rock, surtout si on le retire de son contexte. Eclectique, varié, tendre, rythmé, parfois puissant ou intense, il balaye un large spectre, ce qui est en même temps son point fort et son défaut. Qu’on pense ce qu’on veut de l’évolution de dEUS, “c’était mieux avant” et tout ça, une chose est totalement indéniable : Tom Barman est malin, très malin.