Eddie Vedder. Vingt ans de carrière avec Pearl Jam. L’ukulele. Cent trente ans de carrière avec des gros hawaiiens et autres attrape-touristes. À première vue, le duo est aussi incongru que celui d’Eminem avec Elton John, le jour où l’ex-rappeur le plus connu du monde a voulu prouver qu’il n’était pas homophobe. Pourtant, leur histoire commune remonte à plus de dix ans. Lors des sessions d’enregistrement de ce qui deviendra leur dernier classique (Binaural, évidemment), Eddie Vedder était en retard en ce qui concerne les textes. Angoisse de la page blanche. Pour tenter de retrouver l’inspiration, il s’imposa un sacrifice : tant que les paroles de l’album ne sont pas terminées, il ne touchera plus à la guitare.
Mais au détour d’un night shop à Hawaii (où, forcément, il allait surfer), il tomba sur ce semblant de guitare à quatre cordes et au manche court. Et comme c’est Eddie Vedder, il rentra dans la boutique et ressortit avec l’instrument (et deux bacs de bière, quand même). Vedder s’est alors probablement dit ‘aaaahhhh fuck it, that’s not, huh, a guitar’, et comme son héros Pete Townshend avait écrit un morceau à l’uke (Blue Red and Grey), Eddie emprunta les accords, composa Soon Forget et voilà, page blanche terminée, il termina ce chef d’oeuvre (j’insiste) qu’est Binaural.
Depuis, l’ukulele est sorti quelques fois, pour jouer Soon Forget lors des concerts de Pearl Jam, ou pour les prestations solos de Vedder, notamment deux mini-concerts de 2002 où il joua quelques morceaux inédits. Du moins, inédits jusque maintenant, car Ukulele Songs, qui voit le jour grâce au surfer Kelly Slater qui aurait tanné Vedder pour qu’il le sorte, est une collection de quatorze chansons enregistrées de 2002 à 2011, et qui ont comme point commun de d’avoir comme instrumentation qu’un seul ukulele. Ce qui semble un peu limité quand même. C’est mignon, un ukulele, ça fait vacances, colliers de fleurs et lotion au monoï, mais de là à en faire un album entier, il y a un pas, pourtant aisément franchi par Vedder qui a passé l’âge de se préoccuper de ce genre de choses. Surtout que Vedder à un double avantage par rapport aux orthodoxes de la quatre-cordes et du pagne : d’abord, il en joue comme d’une guitare, et arrive à en sortir des sons pas typiques du tout, et en plus, sa putain de voix, quoi. L’ukulele apportant une instrumentation très légère, il fallait une voix profonde en contre-poids, et Vedder la délivre sans efforts. De plus, comme les morceaux ont été écrits sur une longue période de temps, on retrouve des compos sombres et intenses, plus proches de Riot Act que de Backspacer.
En parlant de Riot Act, Ukulele Songs s’ouvre avec Can’t Keep, qui débutait déjà cet album. Directement, on comprend que Vedder approche l’instrument avec une mentalité de punkrocker : on ne jouera pas le morceau pour accueillir des allemands friqués qui descendent d’un bateau. Toute l’essence du morceau, et de là, l’état d’esprit de Vedder circa 2002 (en résumé : il n’était pas bien) est concentré dans cette petite guitare étrange qu’on va se mettre à apprécier pendant une bonne demi-heure. Sinon, quand je disais qu’il n’était pas bien, il n’était pas bien. Finies les niaiseries infâmes de Just Breathe, ici, on retrouve un Vedder post-11 septembre et pré-mariage-avec-top-modèle-et-deux-jolizenfants. Sleeping by Myself : « I should have known there was someone else ». Broken Heart : « I’m alright, it’s just a broken heart ». Goodbye : tout le morceau. Et ainsi de suite.
Lourd de sens, mais délivré avec exactement la bonne dose d’émotion. Pas trop de pathos, mais aucune légèreté non plus : Vedder, et on n’a pas eu l’occasion de dire ça depuis quelques années, est pile dans la nuance. Et la nuance en question fait contrebalancer les chansons d’amours déçues par d’autres au point de vue plus optimiste, comme Without You (cette intro!), Light Today (bien qu’il soit sans doute le morceau le moins consistant de l’album) ou le joli You’re True (« nothing here ever comes my way », mais elle est arrivée et depuis ça va mieux). Bon, évidemment, Vedder s’est senti obligé de parler d’océan et de lune dans chaque morceau, mais il fait ça depuis vingt ans, et personne ne s’en plaint. Deux autres highlights de l’album proviennent de ces fameuses sessions de 2002. Satellite, écrite selon le point de vue de l’épouse d’un des West Memphis Three apporte des choeurs et un peu de relief, alors que Longing to Belong enfreint la règle de départ en ajoutant un discret violoncelle. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’émotion est au rendez-vous, ni trop, ni trop peu, et ce n’était pas facile (« I’m falling faster than I ever fell before »).
Voilà pour les originaux d’Eddie. Parce que ce n’est pas tout : en bon américain qui connaît ses classiques, Vedder a posé son baryton et son uke sur quelques standards du music hall US. Malheureusement, le résultat semble plus plat, et aussi plus artificiel, même si Vedder n’est pas à pointer du doigt : ses morceaux à lui collent simplement mieux à l’ambiance de l’album. Dream a Little Dream, qui conclut l’album, est chanté avec tant de sérieux qu’on pourrait croire à une parodie. Une fois n’est pas coutume, un de ces morceaux est sauvé par quelqu’un d’autre, à savoir Cat Power, qui duette bien joliment sur le craquant Tonight You Belong To Me. Et Glen Hansard fait de même sur le Sleepless Night des Everly Brothers, et pour réussir à tenir un duo avec la voix d’Eddie Vedder, il faut le faire, n’est-ce pas, Andrew Stockdale?
Ukulele Songs est tout sauf un album solo traditionnel, et absolument l’opposé du trip égocentrique. Vedder ne cherche pas à se faire aimer, ni à rendre sa musique trop accessible (Backspacer, anyone?). Il livre juste une collection de morceaux, certains oubliables, d’autres comptant parmi les meilleurs écrits par Vedder ces dix dernières années. A qui se destine l’album? Certainement à la masse de fans irréductibles de Pearl Jam qui aimeront avant d’avoir écouté. Probablement aussi à ceux qui n’aiment pas vraiment le rock, mais qui ont bien aimé les chansons du film de Sean Penn avec le type qui va mourir dans les bois. Mais étonnamment, il peut aussi être très apprécié par les déçus de la production récente de Pearl Jam. Qui redeviennent alors, une fois de plus, indécrottablement optimistes pour leur dixième album, qui devrait sortir l’année prochaine…