L’histoire des Manic Street Preachers est une des plus troublées du rock contemporain (on y reviendra dans quelques jours/semaines, d’ailleurs), la disparition de Richey Edwards en 1995 étant l’étape la plus tragique. Presque quinze ans et cinq albums plus tard, les trois membres restants ont choisi de sortir un album construit autour de ses paroles et enregistrés par le producteur préféré d’Edwards, Steve Albini.
Très vite, un parallèle est fait entre cet album et The Holy Bible, chef d’oeuvre du groupe (et un des albums les plus fascinants de tous les temps) aux paroles très personnelles écrites par Edwards, et à l’ambiance phénoménalement étouffante (et une autre peinture de Jenny Saville en pochette). ll n’en est rien. On trouvera juste quelques points communs, dont (forcément) un usage similaire d’une certaine imagerie, ou quelques lignes de basse. Mais Journal for Plague Lovers est un album différent, ce qui ne l’empêche pas d’être sans problème le meilleur album des Manics depuis plus de dix ans.
Peeled Apples, pour troubler les pistes, commence par un élement très Holy Bible : le sample d’un film, en l’occurence l’extraordinaire The Machinist, avec un Christian Bale dont on dit que le personnage ressemblait fort à Edwards, qui était atteint d’anorexie sévère. Ensuite, une basse pouvant faire penser à Archives of Pain ou Of Walking Abortion, mais ce sera tout : les paroles d’Edwards (ici et ailleurs) sont moins sombres, parfois d’ailleurs teintées d’humour, et musicalement, l’album est plus aéré. Reste qu’il faut quasi toujours avoir les paroles devant les yeux : comme avant, James Dean Bradfield et Sean Moore ont du écrire la musique autour de textes indépendants. Mais même à ce point de vue là, on est loin de Yes ou ifwhiteamericawouldtellthetruthforonedayit’sworldwouldfallapart. Il a quand même fallu du temps pour que je comprenne que le morceau ne commençait pas par « The Morrissey, the less ice cream », hélas. On retrouvera plus loin des références à Noam Chomsky (écrites il y a 15 ans et plus, rappelez-vous) et une phrase typiquement Edwardsienne : « The Levi jeans will always be stronger than the uzi ». Bon, et Peeled Apples ressemble aussi à Temptation de Heaven 17. Mais pas à Satriani.
En parlant d’humour et de textes, que dire de Jackie Collins Existential Question Time, et sa question introductive (« If a married man fucks a Catholic and his wife dies without knowing, does it make him unfaithful? »), suivie d’un refrain très infectieux : »Oh Mommy what’s a sex pistol? ». La guitare de Bradfield fait merveille, et les comparaisons initiales avec Holy Bible sont maintenant dissipées : on peut simplement écouter l’album pour ce qu’il est. Le trio d’intro se termine avec Me & Stephen Hawking, et un couplet sur du lait transgénique contenant des protéines humaines. Ok, mais le morceau est top, malgré un refrain un peu anti-climactique. On avait presque oublié à quel point ce groupe peut être bon. Autre point positif de l’album : la moitié des morceaux fait moins de trois minutes, et ne se perd donc pas en chemin.
La première moitié de l’album reste dans la même veine, alliant fulgurances textuelles avec des morceaux bien foutus et surtout pleins de vie : pour la première fois depuis longtemps, on n’a plus l’impression d’entendre trois vieux types, certes talentueux, mais qui sortent des albums comme on visse des portes de bagnoles chez Opel. Ou plutôt Vauxhall. Cet album à une âme.
Pour revenir à Steve Albini, il a exactement fait ce qu’on attend de lui : un enregistrement très sec, très live, mais pas spécialement proche de In Utero, comme Edwards le voulait : les Manics ne sont simplement pas Nirvana, pour un bien et pour un mal. Ce qui n’empêche pas She Bathed Herself in a Bath of Bleach d’avoir une sorte d’esprit Nirvana, tout en disto crapuleuse à la Rape Me, et en batterie claquante, Sean Moore étant une fois de plus l’arme plus vraiment secrète du groupe. Facing Page : Top Left introduit une harpe, qui rappelle évidemment la ballade (écrite par Edwards) d’Everything Must Go, Small Black Flowers That Grow In The Sky. Elle est tout aussi jolie, et bénéficie d’une refrain à la consonnance fabuleuse : « This beauty here dipping neophobia », allez y, chantez pour voir.
La seconde moitié de l’album est sans doute moins puissante : Marlon JD parle de Brando (mais personne ne sait ce que JD veut dire), et est écrite par le bassiste et habituel lyriciste, Nicky Wire. Wire s’améliore clairement en tant que compositeur, mais le morceau n’a pas trop le niveau des précédents, sans doute à cause d’une prestation vocale en demi-teinte (ou plutôt d’un effet vocal douteux) et d’une boîte à rythme incongrue. Mais chouette guitare, une fois de plus. Doors Slowly Closing et All Is Vanity sont les deux derniers grands morceaux de l’album, le premier avec une ligne mélodique rare mais superbe, une ambiance générale assez lourde et un extrait adéquat de Virgin Suicides ; alors que All Is Vanity donne dans la reverb, riff mécanique et énorme refrain. Finalement, ces deux morceaux ne sont pas si loin de Holy Bible, il faut le reconnaître.
La fin de l’album est un peu bâclée, avec les dispensables Pretention/Repulsion (et son refrain étrange, « BORN.A.GRAPHIC VS PORNOGRAPHIC ») et Virginia State Epileptic Colony (early REM). La grande curiosité est pour la toute fin : William’s Last Words sonne nécessairement comme une note de suicide (« I’m really tired, I’d like to go to sleep and wake up happy »), mais ce n’est apparemment pas le cas. On réservera la réponse jusqu’au jour où Richey Edwards reviendra parmi nous comme si de rien n’était… Nicky Wire chante ce dernier morceau, mais comme tout le monde sait qu’il ne sait pas chanter du tout, il évoque un autre non-chanteur, Lou Reed et s’en sort plutôt bien. Une chouette ballade avec juste ce qu’il faut d’émotion.
Comme souvent, les Manics ont ajouté un morceau caché. Cette fois, il est totalement indispensable, car Bag Lady est peut-être le meilleur morceau de l’album, avec un riff glacialement effrayant. Pourquoi n’est-il pas sur l’album? Parce que là, aucun doute, on est clairement en plein Holy Bible. Attention : il n’est pas disponible sur la version spéciale limitée ni sur le vinyl (ce qui est assez scandaleux d’ailleurs).
Les comparaisons inévitables n’étant que rarement justifiées, Journal for Plague Lovers doit vraiment être considéré comme un album à part, et pas comme une suite de quoi que ce soit. Les Manics ont traversé un long désert (et comme je le disais en intro, on en reparlera) avec des albums en demi-teinte, mais déjà, Send Away The Tigers (2007) était source d’espoir. Maintenant, on a retrouvé un groupe motivé, il ne reste plus qu’espérer que même sans les textes et l’inspiration de Richey Edwards, ils arriveront à continuer à progresser, et à sortir un prochain album studio (le dixième!) qui vaudra aussi le déplacement. C’est tout le mal qu’on souhait à un groupe qui n’a jamais cessé d’être passionnant.