Oui, bon, je suis un peu en retard. Les remasters sont sortis il y a maintenant plus d’un an, et je ne suis qu’à la moitié de la série. Qu’importe, parce que maintenant, on arrive à ce qui est peut-être la plus exceptionnelle série de quatre albums de l’histoire de la musique enregistrée. Depuis leurs débuts, les Beatles ont sans cesse progressé, passant de reprises aux compositions persos, de mélodies pop aux expériences bien plus complexes, de chansons d’amour à … autre chose. Revolver représente le moment précis où les Beatles détruisent sans aucune hésitation les canons pop de l’époque pour faire non seulement un des meilleurs albums de tous les temps, mais aussi un des plus importants. Pour preuve : l’organe officiel du Saint Siège, L’Osservatore Romano, l’a nommé meilleur album pop de tous le temps, en février 2010. Beat THAT, Radiohead.
Comme de coutume à l’époque, l’album fut précédé d’un 45 tours. On reparlera des morceaux lors de la chronique de Past Masters 2, mais il s’agissait peut-être du 7″ le plus important du groupe (bien que Strawberry Fields Forever/Penny Lane lui dispute l’honneur) : Paperback Writer, son riff acéré et sa basse puissante annonce le heavy metal, alors que Rain est souvent cité comme meilleure face B ever.
Revolver est un album très varié, sans réelle cohérence entre les morceaux. Il faut dire que les albums concepts n’existaient pas encore, et vu la vitesse à laquelle il fallait sortir des disques, à l’époque, la cohésion n’était pas vraiment la première préoccupation de musiciens et producteurs. Cependant, on peut dire que si Rubber Soul était plutôt ancré dans le folk, Revolver est résolument rock. Les compositions de John Lennon sont généralement emmenées par des guitares mises en avant comme jamais auparavant : She Said She Said et And Your Bird Can Sing préfigurent, avec Paperback Writer, un combo plus rock, par exemple celui de Revolution. Mais les Beatles n’ont de toute façon jamais été un simple groupe rock, il y en avait déjà assez sur le marché. Revolver n’est pas l’album de John Lennon, malgré ses excellentes contributions : outre les deux morceaux précités, on peut aussi parler de l’explicite Dr Robert (le Dr Greenthumb de Cypress Hill, trente-cinq ans avant, et pour des drogues nettement plus efficaces) ou I’m Only Sleeping, complainte probablement liée aux substances récréatives en question.
C’est par contre l’album où George Harrison embrasse un rôle proéminent de compositeur, à tel point qu’on lui offre le premier morceau de l’album, le sarcastique Taxman. Le ton Harrison était né : des influences indiennes plus ou moins marquées (comme sur le très hippie Love You To), et des paroles mettant en évidence la confusion de son auteur (I Want to Tell You) ou son engagement politique, avec donc ce Taxman critiquant très directement les impôts anglais qui, il est vrai, empochaient 90% des bénéfices du groupe. Taxman est emmené par un riff vicieux et un McCartney au four et au moulin (lead guitar, basse, terrible solo). Car oui, cette fois, c’est Paul McCartney qui est la star de l’album. Son premier morceau, Eleanor Rigby, est juste somptueux. Comme son hit précédent, Yesterday, il est le seul Beatle présent sur l’enregistrement, la musique étant fournie par deux quatuors à cordes. Musicalement, Eleanor Rigby est un fantastique exemple de la transformation (progressive, mais effective) de simple groupe pop en entité expérimentale. Cela se ressent aussi au niveau des paroles. Les deux protagonistes de l’histoire se sentent seuls : Eleanor assiste à un mariage qui ne sera jamais le sien, et meurt dans l’indifférence, alors que le Père MacKenzie donne son sermon, chaque semaine, dans une église vide. Le célèbre refrain n’apporte aucune résolution heureuse : « Ah, look at all the lonely people, where do they all belong ». Pourtant, le 45 tours se retrouvera quand même au sommet des charts anglais, devenant le hit single le plus sombre de l’époque.
Quand McCartney veut faire dans le marrant, il écrit une pure chanson pour enfants, la donne à Ringo, et ça fait Yellow Submarine. Comme gimmick, elle est très bien, mais c’est de loin le morceau le moins intéressant de l’album, destiné à faire chanter des enfants de 6 ans pour les 36 générations à venir. Mais quand McCartney veut faire autre chose, son génie explose. For No One, une chanson baroque poignante sur la fin d’une relation (« She no longer needs you »), aux antipodes des mélodies d’amour des débuts du Fab Four. Good Day Sunshine, l’archétype du tube estival, enjoué, positif, et qui ne comporte même pas de guitare. Got to Get You Into My Life, avec l’incorporation d’une section de cuivres sur un morceau qui parle, évidemment, de marijuana. Ou encore, et surtout, Here There and Everywhere, une des plus belles mélodies jamais écrites et qui est, quant à elle, une pure chanson d’amour. Et dont la magnificence dépasse les mots.
Mais si une création dépasse les mots, c’est bel et bien le dernier morceau de l’album, Tomorrow Never Knows. On est en 1966, et le groupe qui représente encore la quintessence du groupe pop pond trois minutes de bruit magnifique, fait de samples, de drones, de la voix de Lennon passée à travers un cabinet Leslie, de guitares inversées, d’une batterie irrégulière totalement barrée, de paroles qui ne laissent aucun doute sur les substances consommées par ses créateurs. Tomorrow Never Knows est un coup d’oeil dans le futur, un cas excessivement rare dans l’histoire. Les Beatles ont posé les jalons de la house, du hip-hop, et que sais-je encore. Il suffit d’écouter Setting Sun des Chemical Brothers : la batterie est exactement la même. Dans les mois à venir, le groupe sortira ce qui reste encore leur album le plus célèbre, puis pétera complètement un plomb, avant de sortir… leur meilleur album. Quelle folie.