Archives de catégorie : Music Box

Chroniques d’albums contemporains

Mon année 2011, première partie

Drôle d’année, 2011. Beaucoup de buzz pour pas grand chose, des retours fracassants et d’autres complètement fracassés, des gros groupes qui n’en finissent pas de décevoir, des valeurs sûres qui prennent des risques payants, et des trucs populaires/hype que je continue à ne pas supporter. Sur un plan personnel, j’ai perdu un ami cette année, qui était aussi un de mes lecteurs les plus fidèles, et une source d’inspiration constante. Sa disparition est certainement une des raisons pour lesquelles j’ai très peu écrit cette année, mais elle m’a aussi permis de faire la connaissance de personnes qui m’ont aussi permis de découvrir pas mal de trucs, et d’en discuter, de les apprécier. Le cycle de la vie, je suppose. Trève de blabla, comme je n’aurai pas foutu grand chose cette année, je profite de cette fin 2011 pour faire un top 20 argumenté, histoire de faire d’une pierre deux coups. Chaque album (ou presque) est disponible en écoute sur Spotify, et, évidemment, le classement est totalement subjectif et personnel. Je n’ai pas tout écouté cette année, et il n’y a aucune raison qu’un album soit mieux classé qu’un autre, c’est de l’art, pas une compétition sportive quelconque. Il vaut donc mieux ne pas accorder d’importance aux places, et simplement écouter la musique.

On commence avec les places 20 à 16.

20 The Vaccines – What Did You Expect from the Vaccines?

Les Vaccines allaient sauver le rock ‘n roll, évidemment. On n’avait plus entendu un tel buzz depuis les Strokes, il y a maintenant dix ans. On en est bien loin : leur premier album est passable sans plus, leur attitude de faux punks/vrais fils à papa est assez méprisable, et leur tendance à mal copier plus ou moins n’importe qui est pitoyable (on laissera le sexisme primaire pour une autre fois). Mais quand on fait les comptes d’une année 2011 où AUCUN des quarante singles les mieux vendus au Royaume-Uni ne provient d’un « groupe à guitare », on se met à espérer qu’un groupe valable se dise qu’il peut faire bien mieux que ça. C’est pour ça qu’il mérite une place dans le top 20, même si au moins 370 albums de 2011 sont meilleurs que celui-ci.

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19 R.E.M. – Collapse Into Now

Parce qu’on n’aura plus jamais l’occasion d’inclure un album de R.E.M. dans un top 20. Parce que, lors de ma chronique initiale, j’écrivais que R.E.M. est un groupe dont on veut qu’il ne se sépare jamais. Parce que Collapse Into Now est un bon résumé de leur carrière, un peu de tout, lent, rapide, pop, rock, et parfois n’importe quoi. Parce que c’est R.E.M., quoi.

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18 Miles Kane – Colour of the Trap

Où Miles Kane devait sortir de l’ombre d’Alex Turner, après moultes collaborations et un projet parallèle. Le succès est au rendez-vous : Colour of the Trap est un album classieux, influencé swinging sixties mais quand même personnel et varié. Kane développe sa propre voix, qui n’est pas mauvaise du tout, on attend juste qu’elle s’émancipe encore un peu plus. Parce que Turner a quand même coécrit la moitié de l’album.

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17 Algernon Cadwallader – Parrot Flies

Certains genres musicaux évoluent bien plus qu’on ne pourrait le croire. Non, l’emocore n’est pas mort, il a juste pris une forme nettement plus inventive et moins irritante. Revendiquant clairement l’influence emo dans la voix (et quand je dis emo, je ne parle pas de Twilight, hein, plutôt de Far, Sunny Day Real Estate, etc.), Algernon Cadwallader envoie le genre dix ans dans le futur avec un jeu de guitare époustouflant et terriblement inventif rappelant autant les méandres géniaux de Stephen Malkmus que les solos d’une note de Neil Young (le terrible premier morceau, Springing Leaks), le tout produit chez Sub Pop. Et tant qu’à faire dans les comparaisons glorieuses des années 90, Robert Pollard aimerait bien avoir toujours autant d’idées excellentes (en moyenne 17 par morceau, Pollard, il fait quinze albums avec ça). Et les mélodies? Si Brian Wilson avait entendu Parrot Flies, il n’aurait jamais voulu retrouver les Beach Boys (façon de parler, son banquier l’aurait convaincu, crise financière et tout ça). Soit, Parrot Flies est un album étonnant et détonnant, dense et chargé émotionnellement mais reste, oui, fun. Une bête étrange, et une jolie découverte personnelle (merci MDEIMC!).

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16 Foo Fighters – Wasting Light

Dave Grohl, il est fort, très fort. Wasting Light a été enregistré dans son garage, directement sur bande, sans ordis, produit par Butch Vig, et avec une apparition de Krist Novoselic. Il le répète tout le temps, à n’importe qui. Finalement, l’album de punk garage abrasif n’aura été qu’un disque de rock contemporain, légèrement mieux que les dernières productions des FF, mais bien loin d’une oeuvre de génie. Reste que Grohl sait écrire d’excellents morceaux (même si trop de pré-refrains tuent le refrain), et la triple guitar arrack (Shiflett – Smear – Grohl) fait parfois très mal (Bridge Burning). Certainement pas un mauvais album (Arlandria, Dear Rosemary comptent parmi leurs meilleurs morceaux), mais l’excitation atteinte à sa sortie est vite retombée.

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La suite (plus ou moins) demain, avec un peu de blabla sur mes déceptions de l’année.

R.E.M. – Part Lies, Part Heart, Part Truth, Part Garbage 1982–2011

R.E.M., c’est donc fini. Jusqu’à l’inévitable réunion lucrative, disent déjà les plus cyniques. Peut-être, on verra bien. Mais là, maintenant, R.E.M. a tiré un trait sur trente ans de carrière à l’aide de cette compilation qui se veut, pour la première fois, complète. En effet, les précédentes compiles du quatuor devenu trio d’Athens, Georgia étaient éditées par l’un ou l’autre de leurs deux labels successifs, IRS et Warner. Part Lies … relie les deux périodes, avec treize extraits IRS et vingt-sept Warner, dont trois inédits.

Forcément, on parle ici d’une compile grand public récapitulative d’une carrière qui a débuté en 1982. Elle se devait donc de reprendre leurs plus grands succès (oui, y compris Shiny Happy People) et se concentrer sur les périodes les plus fructueuses du groupe en termes de succès commercial. On aura donc beaucoup d’extraits de GreenOut of Time et Automatic for the People, mais nettement moins des albums post-1992, dira-t-on. Mais chaque album du groupe est représenté, et si l’on pourra facilement chicaner sur l’absence/présence de l’un ou l’autre morceau, le tracklist semble assez satisfaisant.

L’écoute de l’album, structuré chronologiquement, permet aisément de suivre l’évolution du groupe. Leurs débuts « college rock », où les paroles de Michael Stipe étaient alors absolument incompréhensibles. Leur arrivée chez Warner, et ensuite l’accumulation progressive de hits : Losing My Religion, Shiny Happy People, Everybody Hurts, Man on the Moon. Leur installation dans le rock contemporain comme un des plus gros groupes du monde, et la sortie régulière d’albums qui ne feront plus trop parler d’eux, jusqu’au très musclé Accelerate et le tout dernier, Collapse Into Now. C’est d’ailleurs une des idées préconçues les plus solides sur R.E.M : qu’ils ne font plus rien de bon depuis dix, quinze voire vingt ans. S’il est vrai qu’ils ont connu une période creuse en ce qui concerne la qualité de leurs albums, ils ont à chaque fois réussi à sortir quelques popsongs fantastiques lors de leur troisième décennie, comme le sous-estimé Leaving New York, Imitation of Life ou encore The Great Beyond et Bad Day. Mais on retiendra surtout de R.E.M. cette faculté de créer des atmosphères souvent fort particulières, sans (presque) jamais céder aux modes. L’étrange, inquiétant et méconnu New Adventures in Hi-Fi en est un parfait exemple.

On pourrait aisément parler de chacun des quarante morceaux présents ici, mais analyser R.E.M est aussi futile que tenter de déchiffrer les paroles de Gardening at Night. R.E.M. est incontestablement un des groupes rock les plus importants de l’histoire. Alors, est-ce qu’il a toujours mérité son statut? Est-ce qu’il est un des meilleurs groupes depuis que Les Paul a créé la guitare qui porte son nom? R.E.M. n’a jamais vraiment poussé les limites de la composition musicale, a connu quelques périodes creuses, mais restera toujours, au moins, un bien bon groupe rock. Ceci en est son anthologie. Libre à chacun de pousser la découverte ou l’approfondissement dans les quinze albums studio du groupe, où on trouvera, effectivement, un peu de déchet, mais beaucoup de coeur. Farewell.

Spotify : R.E.M. – Part Lies, Part Heart, Part Truth, Part Garbage 1982–2011

Manic Street Preachers – National Treasures : The Complete Singles

Une compilation des singles des Manic Street Preachers ne pouvait qu’être à l’image du groupe : imparfaite, excessive et passionnante. Imparfaite, parce que même si elle est censée être complète, elle ne l’est pas : les deux premiers singles (Suicide Alley et New Art Riot) sont absents, ainsi que deux doubles faces A (Repeat et PCP). Enfin, on ne pourra que regretter l’absence d’extraits du fabuleux Journal for Plague Lovers, mais vu qu’aucun single n’en était extrait, cela se justifie. Excessif, parce qu’on a quand même trente-huit morceaux (Charts UK : 33 consécutifs dans le top 40, dont deux n°1 et quinze top 10) dont huit provenant de la période entourant leur premier album, Generation Terrorists. La littérature racontant l’histoire très troublée du groupe est abondante, on se concentrera donc le plus possible sur la musique. C’est alors qu’on arrive au troisième adjectif : passionnante.

En vingt ans de carrière, il n’y a pas grand chose que les Manics n’ont pas fait. Citons en vrac : déclarer que le groupe se séparera après avoir vendu dix millions d’exemplaires de leur premier album (ni l’un ni l’autre ne se produira), sortir un des albums les plus intenses, sombres et inflexibles du rock contemporain (The Holy Bible) puis perdre (littéralement) un membre du groupe et sortir ensuite un autre album (Everything Must Go) qui leur offrira un succès populaire qui semblait inimaginable un an auparavant. Quoi d’autre? Suivre ce disque d’un autre dans la même veine, choper deux premières places des charts anglais puis partir à Cuba, jouer devant Castro et créer un album long, complexe et tellement inégal que comparé à Know Your EnemyBe Here Now serait du Minor Threat. Le suivre d’une collection de « pop élégiaque », de « Holy Bible pour quarantenaires » qui sera en fait un album embarrassant de maladresse. Et enfin, retrouver un succès commercial de nouveau perdu pour mieux l’enfouir dans un album sans singles, produit par Steve Albini et aussi claustrophobe que The Holy Bible, pour finalement revenir avec « une dernière tentative de communication de masse ».

National Treasures suit chronologiquement ce chemin, des débuts surexcités et ambitieux imitant autant Guns ‘N Roses (Slash ‘n’ Burn) que les Clash (You Love Us) avec une première perle : Motorcycle Emptiness, un des classiques du rock anglais des années 90. Le second album (Gold Against The Soul) verra le groupe canaliser ses ardeurs au format radio, en produisant quatre singles alliant qualités commerciales à un son sans trop de compromis, et surtout, aux paroles vraiment différentes de ce que la Britpop de l’époque pouvait fournir. So far so very good, mais le troisième album ne rentrera plus du tout dans le format radio. Ce qui fait que les trois singles extraits de The Holy Bible sont bien loin d’être ses meilleurs morceaux. De toute façon, l’album est une oeuvre majeure qui ne peut pas être réduite à ce qui est présent ici, même si Faster est toujours aussi efficace.

Richey James Edwards disparaît sur les rives de la Severn, et les Manic Street Preachers décrochent leur premier mégahit (le toujours poignant A Design for Life), et deviennent un gros groupe. Les huit singles des albums Everything Must Go et This Is My Truth Tell Me Yours reflètent cette époque, mais avec un certain panache : If You Tolerate This Your Children Will Be Next est sans doute le seul n°1 évoquant la guerre civile espagnole en citant Woody Guthrie, Tsunami raconte une histoire sordide de viols et meurtres sur une musique qui aurait donné un hit à REM alors que Kevin Carter est le dernier single du groupe porté par des paroles de Richey (« The elephant is so ugly / He sleeps his head machetes his bed / Kevin Carter kaffir loves forever »). Mais comme toujours dans l’histoire du groupe, une action crée une réaction : The Masses Against the Classes, single hors album explose à 200 à l’heure le classicisme de This is My Truth, et l’album suivant, Know Your Enemy, marque le début de la troisième (au moins) période de la carrière des Manics : celle où on doit séparer nous-même le grain de l’ivraie. Parce que même si KYE comprend son lot de bons morceaux, ils n’ont pas vraiment été choisis comme single, Let Robeson Sing étant le plus pénible du lot.

On sait donc quoi faire pour la suite : on ignorera Lifeblood (le groupe lui-même l’a ignoré dès sa sortie, en ne reprenant que deux singles), on se dira que Your Love Alone Is Not Enough est « juste » une fantastique chanson pop, on regrettera que Jackie Collins Existential Question Time ne soit jamais officiellement sorti comme single, et on finira par penser que pour un dixième album, Postcards from a Young Man n’est pas mauvais. Même si, une fois de plus, les singles choisis sont discutables, tout comme le choix de l’inédit obligatoire, une reprise dispensable de The The.Naturellement, on n’est pas en présence d’un véritable best of : les morceaux ont été froidement choisis sur un seul critère, qui n’est pas celui de la qualité. Cependant, un véritable best of des Manics serait nécessairement imparfait : comment choisir parmi trois cent morceaux? Au moins, ici, on a l’avantage de l’objectivité, même si un second album de « deep cuts » aurait pu être intéressant et complémentaire. National Treasures et ses impressionantes contradictions doit être une porte ouverte vers un des plus intéressants groupes contemporains. Et pour l’amour de ce que vous aimez le plus, allez écouter The Holy Bible et Journal for Plague Lovers.

Spotify : Manic Street Preachers – National Treasures

Noel Gallagher’s High Flying Birds – Noel Gallagher’s High Flying Birds

Dix ans, au moins, qu’on l’attendait. Dix ans que son auteur en parlait, généralement comme menace destinée à botter les fesses de son ptit frère, quand Big Brother n’était pas satisfait de son niveau d’implication au sein d’Oasis. Finalement, le premier album solo de Noel Gallagher sort dans des circonstances particulières, vu qu’il n’a plus de groupe. Oasis n’est plus (enfin, jusque 2015), ils sont partis former Beady Eye (au succès, disons, relatif) et Noel se retrouve, bizarrement, avec pas mal de choses à prouver. Notamment, dans un pays ou le rock ‘n roll reste traité comme une compétition, prouver que son album est meilleur que celui du frangin. Comme souvent avec ce qui provient d’Oasis, la réponse n’est pas claire. Ce qui l’est nettement plus, c’est que cet album-ci n’est peut-être pas Definitely Maybe, mais ce n’est pas Standing on the Shoulder of Giants non plus.

Qui dit album solo dit, souvent, histoire intime et acoustique. Pas avec Noel. Everybody’s on the Run, le premier morceau de l’album comprend un choeur de 100 personnes (Abbey Road, of course), des effets sonores un peu partout, et on retrouvera des cordes, des cuivres, du piano ou des percussions un peu partout sur l’album. Ce qui n’est pas spécialement étonnant de la part de l’auteur de Be Here Now, mais qui détonne largement de l’approche nettement plus rock ‘n roll de Beady Eye. On reste donc en terrain très familier, voire même un peu trop. On ne se retrouve jamais surpris, les petites touches de « nouveaute », comme l’ambiance du single The Death of You and Me sont quand même très légères.

On retiendra trois choses de l’album. D’abord, Noel restera toujours un extraordinaire compositeur. Ses heures de gloires sont derrière lui, c’est évident : entre 1994 et 1996, il était absolument incapable d’écrire une mauvaise chanson. On l’avait écrit à l’époque, mais c’est d’autant plus vrai maintenant, la compile de faces B The Masterplan explose 90% des best of de fin de carrière qu’on retrouve aujourd’hui. Même si son talent s’est un peu dilué ses dernières années, il arrive toutefois à nous sortir des perles, comme les derniers excellents morceaux d’Oasis The Importance of Being Idle ou Falling Down. Ici, bonne surprise, on en retrouve quelques uns, des classiques à la Noel. Le single Death of You and Me déjà cité, mais aussi le remuant AKA… What a Life et surtout, surtout, If I Had a Gun. Il a beau avoir une progression d’accords directement tirée de Wonderwall, il reste facilement un des meilleurs morceaux écrits par Noel ces dix dernières années ; la première arrivée du refrain est absolument somptueuse.  Malheureusement, seule une petite moitié des morceaux d’un album pourtant court (dix pistes) sont vraiment mémorables. Pas si mal, mais peut mieux faire.

Ensuite, les morceaux connus depuis l’époque Oasis et repris ici ne comptent pas spécialement parmi les meilleurs. (I Wanna Live in a Dream in My) Record Machine est aussi pénible que le titre, et le fameux Stop the Clocks (tellement fameux que le premier best of d’Oasis lui emprunte le nom) n’est pas bien terrible non plus, même s’il se termine par une note psyché qui est probablement là pour préparer le terrain du prochain album, une collaboration avec Amorphous Androgynous.

Enfin, il manque Liam. Pas partout : Noel a écrit certains morceaux autour de sa propre voix, mais il est très facile de deviner lesquelles étaient prévues pour son frère. Si Liam avait chanté Dream On ou Everybody’s on The Run, on aurait atteint une autre dimension. Mais non, pas de Liam, on doit donc se contenter de la voix tout à fait acceptable de Noel, mais qui n’est pas (toujours) celle qui était prévue pour ces morceaux.

Conséquences évidentes et somme toute assez prévisibles, Noel Gallagher’s High Flying Birds n’est pas l’album de l’année mais n’est pas non plus le nouveau Coldplay. Il n’est quand même probablement plus intéressant et mieux écrit que le Beady Eye, mais comme point de comparaison, on peut trouver mieux, et plus ambitieux : Noel Gallagher devrait pouvoir faire mieux, et va peut-être le faire avec le second album. En attendant l’évidente réunion d’Oasis, en 2015 ou avant.

Spotify : Noel Gallagher’s High Flying Birds

Eddie Vedder – Ukulele Songs

Eddie Vedder. Vingt ans de carrière avec Pearl Jam. L’ukulele. Cent trente ans de carrière avec des gros hawaiiens et autres attrape-touristes. À première vue, le duo est aussi incongru que celui d’Eminem avec Elton John, le jour où l’ex-rappeur le plus connu du monde a voulu prouver qu’il n’était pas homophobe. Pourtant, leur histoire commune remonte à plus de dix ans. Lors des sessions d’enregistrement de ce qui deviendra leur dernier classique (Binaural, évidemment), Eddie Vedder était en retard en ce qui concerne les textes. Angoisse de la page blanche. Pour tenter de retrouver l’inspiration, il s’imposa un sacrifice : tant que les paroles de l’album ne sont pas terminées, il ne touchera plus à la guitare.

Mais au détour d’un night shop à Hawaii (où, forcément, il allait surfer), il tomba sur ce semblant de guitare à quatre cordes et au manche court. Et comme c’est Eddie Vedder, il rentra dans la boutique et ressortit avec l’instrument (et deux bacs de bière, quand même). Vedder s’est alors probablement dit ‘aaaahhhh fuck it, that’s not, huh, a guitar’, et comme son héros Pete Townshend avait écrit un morceau à l’uke (Blue Red and Grey), Eddie emprunta les accords, composa Soon Forget et voilà, page blanche terminée, il termina ce chef d’oeuvre (j’insiste) qu’est Binaural.

Depuis, l’ukulele est sorti quelques fois, pour jouer Soon Forget lors des concerts de Pearl Jam, ou pour les prestations solos de Vedder, notamment deux mini-concerts de 2002 où il joua quelques morceaux inédits. Du moins, inédits jusque maintenant, car Ukulele Songs, qui voit le jour grâce au surfer Kelly Slater qui aurait tanné Vedder pour qu’il le sorte, est une collection de quatorze chansons enregistrées de 2002 à 2011, et qui ont comme point commun de d’avoir comme instrumentation qu’un seul ukulele. Ce qui semble un peu limité quand même. C’est mignon, un ukulele, ça fait vacances, colliers de fleurs et lotion au monoï, mais de là à en faire un album entier, il y a un pas, pourtant aisément franchi par Vedder qui a passé l’âge de se préoccuper de ce genre de choses. Surtout que Vedder à un double avantage par rapport aux orthodoxes de la quatre-cordes et du pagne : d’abord, il en joue comme d’une guitare, et arrive à en sortir des sons pas typiques du tout, et en plus, sa putain de voix, quoi. L’ukulele apportant une instrumentation très légère, il fallait une voix profonde en contre-poids, et Vedder la délivre sans efforts. De plus, comme les morceaux ont été écrits sur une longue période de temps, on retrouve des compos sombres et intenses, plus proches de Riot Act que de Backspacer.
En parlant de Riot ActUkulele Songs s’ouvre avec Can’t Keep, qui débutait déjà cet album. Directement, on comprend que Vedder approche l’instrument avec une mentalité de punkrocker : on ne jouera pas le morceau pour accueillir des allemands friqués qui descendent d’un bateau. Toute l’essence du morceau, et de là, l’état d’esprit de Vedder circa 2002 (en résumé : il n’était pas bien) est concentré dans cette petite guitare étrange qu’on va se mettre à apprécier pendant une bonne demi-heure. Sinon, quand je disais qu’il n’était pas bien, il n’était pas bien. Finies les niaiseries infâmes de Just Breathe, ici, on retrouve un Vedder post-11 septembre et pré-mariage-avec-top-modèle-et-deux-jolizenfants. Sleeping by Myself : « I should have known there was someone else ». Broken Heart : « I’m alright, it’s just a broken heart ». Goodbye : tout le morceau. Et ainsi de suite.

Lourd de sens, mais délivré avec exactement la bonne dose d’émotion. Pas trop de pathos, mais aucune légèreté non plus : Vedder, et on n’a pas eu l’occasion de dire ça depuis quelques années, est pile dans la nuance. Et la nuance en question fait contrebalancer les chansons d’amours déçues par d’autres au point de vue plus optimiste, comme Without You (cette intro!), Light Today (bien qu’il soit sans doute le morceau le moins consistant de l’album) ou le joli You’re True (« nothing here ever comes my way », mais elle est arrivée et depuis ça va mieux). Bon, évidemment, Vedder s’est senti obligé de parler d’océan et de lune dans chaque morceau, mais il fait ça depuis vingt ans, et personne ne s’en plaint. Deux autres highlights de l’album proviennent de ces fameuses sessions de 2002. Satellite, écrite selon le point de vue de l’épouse d’un des West Memphis Three apporte des choeurs et un peu de relief, alors que Longing to Belong enfreint la règle de départ en ajoutant un discret violoncelle. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’émotion est au rendez-vous, ni trop, ni trop peu, et ce n’était pas facile (« I’m falling faster than I ever fell before »).

Voilà pour les originaux d’Eddie. Parce que ce n’est pas tout : en bon américain qui connaît ses classiques, Vedder a posé son baryton et son uke sur quelques standards du music hall US. Malheureusement, le résultat semble plus plat, et aussi plus artificiel, même si Vedder n’est pas à pointer du doigt : ses morceaux à lui collent simplement mieux à l’ambiance de l’album. Dream a Little Dream, qui conclut l’album, est chanté avec tant de sérieux qu’on pourrait croire à une parodie. Une fois n’est pas coutume, un de ces morceaux est sauvé par quelqu’un d’autre, à savoir Cat Power, qui duette bien joliment sur le craquant Tonight You Belong To Me. Et Glen Hansard fait de même sur le Sleepless Night des Everly Brothers, et pour réussir à tenir un duo avec la voix d’Eddie Vedder, il faut le faire, n’est-ce pas, Andrew Stockdale?

Ukulele Songs est tout sauf un album solo traditionnel, et absolument l’opposé du trip égocentrique. Vedder ne cherche pas à se faire aimer, ni à rendre sa musique trop accessible (Backspacer, anyone?). Il livre juste une collection de morceaux, certains oubliables, d’autres comptant parmi les meilleurs écrits par Vedder ces dix dernières années. A qui se destine l’album? Certainement à la masse de fans irréductibles de Pearl Jam qui aimeront avant d’avoir écouté. Probablement aussi à ceux qui n’aiment pas vraiment le rock, mais qui ont bien aimé les chansons du film de Sean Penn avec le type qui va mourir dans les bois. Mais étonnamment, il peut aussi être très apprécié par les déçus de la production récente de Pearl Jam. Qui redeviennent alors, une fois de plus, indécrottablement optimistes pour leur dixième album, qui devrait sortir l’année prochaine…