Archives de catégorie : Music Box

Chroniques d’albums contemporains

The Gutter Twins – Saturnalia

Il aura fallu un bon paquet d’années avant la concrétisation sur disque des Gutter Twins, à savoir deux hommes qu’on ne présente plus (parce que si on le fait, ça prend une page) : Greg Dulli et Mark Lanegan. Dulli s’était fait plutôt discret ces derniers temps ; quant à Lanegan, et en plus d’assister fidèlement Queens Of The Stone Age, il a sorti en 2006 un sublime album avec Isobel Campbell, dont la suite est attendue cette année.

Saturnalia (déjà tout un programme) commence très fort, sans aucun temps d’adaptation, avec le fascinant The Station. Dense, inquiétant, il résume bien la suite. Lanegan et Dulli se partagent les voix, avec un équilibre subtil et terriblement efficace.

Très vite, on est plongé dans une impression d’éternité. L’album est comme suspendu dans le temps, n’appartenant à aucun genre, si ce n’est la personnalité des auteurs. Parfois, les morceaux sont dominés par les violons, alors qu’à d’autre moments, on jurerait retrouver les Screaming Trees. Une touche plus moderne arrive à la fin, avec des beats à la Radiohead post-OK Computer (Each To Each), même si le solo de guitare lorgne clairement vers les seventies.

Il est quasi inutile d’évoquer les performances vocales des deux hommes, tant on sait qu’elles ne peuvent être que sublimes. Lanegan et Dulli se partagent parfaitement le gâteau, sans aucune dominance. Simplement fantastique. De même, ils apportent ce caractère intemporel aux paroles, qui parlent d’amour (mais comme Nick Cave peut parfois le faire) au moyen de références bibliques et classiques (Seven Stories Underground s’inspirant de Dante).

Un album d’une classe immense, parce que très personnel, et carrément dangereux. Avec les carrières que ces deux hommes ont connu, ils auraient très bien pu se la jouer safe, un peu comme les Queens précités. Á l’inverse, Saturnalia est unique, et le restera forcément.

Girls In Hawaii – Plan Your Escape

Beaucoup de bien a été dit de Girls In Hawaii, fer de lance d’une scène wallonne dont la médiatisation était digne du NME. Après une première campagne assez réussie, les voilà à l’heure du second album, et donc d’une certaine confirmation, voire d’un élargissement de leur public, ce qui pourrait effectivement se passer.

Plan Your Escape est un album frustrant à écouter, et à chroniquer. D’abord, parce qu’il est bon. Subtil, riche, il ferait presque (presque) oublier la disparition de Grandaddy, influence majeure et point de référence constant. Mais il est donc frustrant parce que ses petits défauts sont tellement proéminents qu’ils déforcent grandement un album qui aurait pu être excellent.

Premier, et plus important, point de discorde, tout ce qui concerne la voix. Je n’ai jamais considéré le fait de savoir chanter juste comme un problème, mais là… Le chanteur a tellement peu confiance en sa voix qu’elle est systématiquement enfouie, filtrée, déformée, à un tel point que c’en est franchement irritant. La lo-fi, c’est bien, les carences dissimulées, déjà nettement moins. Mais le pire, c’est quand on arrive à comprendre ce qu’il raconte, on le regrette amèrement, et encore, on ne parlera que peu du mauvais accent. Tout le monde ne sait pas chanter juste, ni chanter en bon anglais, mais tout le monde n’essaie pas.

C’est d’autant plus dommage que musicalement, l’album se tient. L’instrumentation est fort variée, et chacun de six membres apporte sa contribution via une myriade d’instruments. Oui, l’album est un peu long et assez peu rythmé, mais c’est le point de vue choisi par le groupe, qui est tout à fait respectable. On pourra quand même regretter le fait que les seize morceaux donnent, au fur et à mesure, un certain sentiment de déjà entendu. Grasshopper, l’instrumental Road To Luna et le final Plan Your Escape sont d’heureuses exceptions.

Doit-on mettre tout cela sur le compte du légendaire complexe d’infériorité des groupes wallons. Non, parce que musicalement, GIH n’a rien de wallon, les cloisonner dans un mouvement artificiel serait tout à fait ridicule. On espère – vraiment – que les défauts de l’album seront pensés et améliorés pour la suite, parce que Girls In Hawaii a toujours un gros potentiel. Á cause de ses défauts (voix et caractère répétitif), Plan Your Escape est une grande occasion manquée, mais un album très correct, fourmillant de bonnes idées.

Dananananaykroyd – Sissy Hits EP

Non, vraiment, bien joué. Totalement ingooglable, le nom de cette formation écossaise est assez douteux. Si le but était d’attirer l’intêret, c’est réussi, mais vont-il tenir leur carrière avec ça? C’est en tout cas tout le mal qu’on leur souhaite, leurs débuts sont assez mouvementés. Sissy Hits, leur première sortie importante, n’est en fait pas sortie suite aux problèmes financiers de leur label. L’EP s’est évidemment retrouvé sur internet, et tant mieux : le garder en réserve aurait été criminel.

Sissy Hits regorge d’idées, dès le premier morceau (le tout aussi bizarrement titré The Greater Than Symbol And The Hash, >-, donc) : il commence assez traditionnellement, sonnant “anglais” (whatever that means), mais bien vite, un déferlement sonore rompt les habitudes. On pense à d’autres terroristes sonores écossais, Biffy Clyro, mais bien vite, leur propre empreinte se note : le milieu de >- est porté par un riff monolithique très Sabbath, et le morceau change complètement de cap, ce qui est marqué aussi par la voix honnêtement mal assurée du chanteur NAME. En parlant de Biffy, l’intro de One After One pourrait venir d’eux, ils ont apporté tant d’innovations au monde rock alternatif anglais (et autre) qu’on ne doit pas voir ça comme un plagiat. Au contraire, Danananamachin (désolé) apporte aussi sa pierre à la reconstruction du rock indie UK et apportant sa part de violence bordélique, son grain de folie (Cleaning Each Other).

Tradition oblige, la recherche mélodique est souvent présente, comme dans le central British Knights. Les mélodies sont juste maltraitées par des guitares sales mais finalement peu complexes techniquement. 1993, quant à lui, évoque un autre monument du rock écossais, Mogwai, tandis que, pour continuer dans le thème bizarre, le morceau final propose les cinquante meilleures secondes de musique du disque, mais il ne dure que cinquante secondes, incompréhensiblement.

L’EP ne comporte que six titres et pas de réelles faiblesses, surtout pour un premier. On pourrait juste reprocher quelques longueurs, les morceaux gagneraient sans doute à etre plus denses, les idées mieux arrangées. Beaucoup de bonnes choses donc, beaucoup d’idées, mais un relatif manque d’organisation, qui, d’ailleurs ajoute un certain charme. Le jour où Calum Gunn pourra vraiment chanter, plus personne ne les empêchera de sortir leurs disques.

Praxis – Profanation (Preparation for a Coming Darkness)

Je vais finir par ouvrir un nouveau site, BucketheadBox, ou je parlerai de chaque album avec Buckethead dedans, j’en aurais assez pour en faire un par semaine… Il est vrai que, vu que je n’ai pas été élevé par des poulets, j’ai du mal à comprendre son extraordinaire fertilité, avec une bonne trentaine de disques l’an dernier, quand même. Attention cependant : ici, on ne parle pas que de Buckethead mais d’un groupe dans lequel il n’est que « simple musicien » : Praxis est en effet le projet du bassiste expérimental (et fabuleux) Bill Laswell.

D’abord, une simple précaution. Pour, semble-t-il, des raisons de droits entre les différents représentants des intervenants, l’album n’est sorti qu’au Japon. Il faudra donc l’importer ou le pirater pour l’écouter, mais vu la qualité, c’est presque une obligation. Outre Laswell et Buckethead, on retrouve régulièrement Bryan « Brain » Mantia (Primus, Serj Tankian) à la batterie et la légende de Parliament/Funkadelic Bernie Worrell aux claviers. Lineup all star expérimental donc, et ça s’entend.

Il est vraiment impossible de trouver quelque chose à dire musicalement, tant individuellement, Buckethead, Brain et Laswell sont époustouflants, surtout grâce à leur entente parfaite : ils pourraient s’octroyer des longs solos, mais ils ne le font pas, sauf Buckethead, et encore, quand c’est nécessaire. Et là, il enterre tout sur son passage. Un des plus grands guitaristes de tous les temps.

Mais ce qui est fantastique, c’est que l’album est relativement accessible. Worship, par exemple, a un vrai refrain clair (qui me fait bizarrement penser à Rob Zombie, c’est grave?). Mais dès les premières attaques death metal du bien nommé Caution, on sait qu’on rentre dans un long et périlleux voyage. Même les guides familiers ne nous aident pas tellement : Iggy Pop est encore plus inquiétant que d’habitude, Patton ne chante fatalement pas (mais son morceau s’appelle Larynx, aussi – un morceau qu’on aurait appelé, dans mes jeunes années, jungle), et Serj Tankian, eh bien, fallait pas s’attendre à quelque chose de classique.

On passe souvent du metal quasi death au funk totalement funk (Bernie, Bernie), avec des élements de drum and bass, d’avant garde (la collaboration avec le batteur Tatsuya Yoshida) voire de prog avec l’extraordinaire morceau de fin, qui montre un Buckethead en pleine maîtrise de son art, privilégiant l’atmosphère à la technique pure. Ce qui en fait un album déroutant parce que très varié : c’est d’autant plus incroyable, vu que Laswell, Brain et Buckethead sont de presque tous les morceaux, mais arrivent à changer de genre avec une aisance étonnante. Ce qui fait que l’extrait proposé ci-dessous n’est évidemment pas représentatif de l’album, rien ne l’est. Même si j’ai essayé.

Profanation ne sera pas un succès commercial (ben non) et sera sans doute omis des websites/magazines trop généralistes. Mais comment 2008 pourrait sortir un album plus époustouflant, aucune idée, mais bon courage à ceux qui vont tenter.

Radiohead – In Rainbows CD2

On aurait tendance à s’y perdre, et ce serait dommage, remettons donc un peu les choses en place. In Rainbows est d’abord sorti en téléchargement à prix choisi par l’utilisateur, quelques semaines avant sa sortie physique, le 31 décembre dernier. On ne peut maintenant plus le télécharger de cette manière, il faut passer par des services payants de download, de type iTunes. Mais entre les deux modes de diffusion, Radiohead a proposé aux fans le discbox, édition luxueuse comprenant l’album en cd et double vinyl, de l’artwork tangible et virtuel, et aussi – surtout? – un second album avec huit morceaux inédits. Vu que le box est sold out, il n’y a plus de moyen légal de se procurer les morceaux (si ce n’est l’évident ebay), et c’est d’autant plus dommage qu’ils valent très largement le déplacement.

Il ne faut pas parler de second album, car il est court : 27 minutes, 8 pistes dont deux courts instrumentaux. Ce ne sont pas non plus des « faces B » dans les différents sens du terme, mais plutôt des morceaux aboutis, joués en concerts, qui ne collaient cependant pas avec le concept In Rainbows, ce qui se vérifie à l’écoute. MK1 ouvre le disque, une courte intro basée sur les notes de Videotape. D’ailleurs, si l’on écoute numériquement les deux disques l’un après l’autre, il n’y a pas de pause, comme si le deuxième disque était la suite de In Rainbows, ce qui est une théorie discutable, mais qui peut tenir la route.

Si c’est la suite, alors, c’est une suite nettement plus expérimentale. IR, on le sait, est un album relativement classique, et plutôt positif en terme d’ambiance. Down Is The New Up, premier vrai morceau ici, aurait pu s’y retrouver, mais son ambition (et son titre) aurait attiré trop d’attention. Carrément cinématographique, il prend toute son ampleur épique avec l’arrivée des cordes, avant que Thom Yorke se mette à chanter très haut. Certainement un des meilleurs morceaux sortis par Radiohead en 2007, mais qui aurait effectivement sonné bizarre sur l’album. Last Flowers aurait pu aussi y être, mais en concurrence probable avec l’immense Videotape. Oui, c’est encore une lamentation classique piano/guitare de Yorke, mais qui reste notable par sa simplicité et son absence totale de programmation. De l’autre côté du spectre, Bangers ‘n Mash est menaçant, et démontre les talents de batteur de Phil Selway ainsi que l’inventivité toujours incontournable de Jonny Greenwood. Et pour faire encore plus différent, Up On The Ladder, quant à lui, est totalement trippant, grâce (ou à cause?) d’un beat hypnotique et des claviers ensorcelants.

Le dernier morceau dénote aussi de l’ambiance d’In Rainbows : 4 Minute Warning dépeint les actions et pensées d’un être humain, quatre minutes avant une catastrophe de type nucléaire. Pas bien drôle, mais au moins, on retrouve autre chose que le Radiohead de All I Need. Pas qu’All I Need soit mauvais, bien sûr…

Le statut de ces morceaux reste donc étrange, et toujours en suspens en attendant une éventuelle sortie officielle. Reste que quiconque est un peu intéressé par Radiohead ou In Rainbows se doit de les dénicher, car passer à côté serait une erreur.