La chronique originale a été publiée sur le webzine Shoot Me Again, cliquez sur le texte ci-dessous pour la lire.
Spotify : Pinkerton Deluxe Edition
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L’information a peu circulé, mais elle est pourtant authentique. Quand Chris Cornell a tweeté, le 1er janvier 2010, que « The Knights of the Sound Table ride again », la réunion de Soundgarden n’avait pas dépassé le stade embryonnaire. La déclaration était très prématurée, le groupe s’était juste réuni pour discuter sortie d’un album de raretés, voire d’un coffret. Cornell, dont la carrière était devenue la risée de tous, aura pourtant atteint son but : tout le monde a pris la déclaration comme officielle (Cornell s’est défendu en assurant qu’il parlait juste du fan club de Soundgarden), et petit à petit, le groupe s’est laissé convaincre par l’intérêt d’une reformation.
Soundgarden n’est jamais que, grosso modo, le 137e groupe des nineties à se reformer. Mais presque un an après l’autoscoop de Cornell, la situation de Soundgarden est bien différente de, disons, Stone Temple Pilots ou Faith No More. Trois concerts et rien de concret de prévu, ni sur scène, ni sur disque. La faute au batteur Matt Cameron, qui a rejoint Pearl Jam en 1999 et a prévenu dès le départ qu’il jouerait avec Soundgarden entre les tournées et sessions de Pearl Jam, ce qui laissait donc une douzaine de jours par an. A moins que Pearl Jam entame une longue pause dans leur carrière (ce qui n’est jamais arrivé en vingt ans), il est donc probable que Soundgarden ne se relance pas vraiment. Telephantasm, leur première compilation représentative, est censée nous dire si on doit le regretter. Contrairement à A-Sides (1997), disque hâtivement compilé suite à leur séparation, Telephantasm tend à être un aperçu complet de la carrière d’un des quatre titans de Seattle. Exactement comme A-Sides, Telephantasm n’y arrive que par moments, laissant au final un sentiment de gâchis et de travail mal fait.
Pourtant, ça commence bien, avec carrément un morceau d’histoire : All Your Lies est extrait de ce qui est une de deux compilations fondatrices du grunge (il fallait bien que je sorte « le » mot), Deep Six, sortie en 1986. Le premier morceau de bravoure est Beyond the Wheel : Kim Thayil réinvente Black Sabbath, alors que Chris Cornell sort une performance vocale absolument époustouflante. Beyond the Wheel, comme la majorité des deux premiers albums du groupe (Ultramega OK et Louder Than Love) est résolument anti-commercial, lourd, puissant et terriblement impressionnant. C’est simple : personne n’a jamais chanté comme ça. Malheureusement, Telephantasm n’inclut que quelques morceaux de cette époque, dont le parodique Big Dumb Sex et une version live assez pourrie de Get on the Snake. Ce sont là les deux défauts de la compile, on en parlera.
Badmotorfinger sort en 1991, et là, évidemment, on rigole moins. 1991, c’est en même temps le début du grunge, et sa mort. En quelques mois, outre Badmotorfinger, sort Ten (Pearl Jam) et Nevermind (Nirvana), le grunge passe à la tv, Vedder se suspend aux échafaudages, Cobain devient le symbole d’une génération, Staley attend son heure et Weiland affute sa VHS. Pour Soundgarden, c’était le début de la seconde étape, celle de l’accessibilité. Les deux premiers albums étaient bien trop tordus pour pouvoir se vendre, et Badmotorfinger, probablement leur chef d’oeuvre, allait commencer à changer ça. Room A Thousand Years Wide montre le ton, un son moins brutal, plus mélogique, plus « écrit ». La voix de Cornell devient plus enragée, mais le groupe ne quitte pas la bizarrerie pour autant, avec un coda de trompette et saxo, qui fait que, comme souvent, le morceau se traîne en longueur.
Rusty Cage sera le premier hit du groupe, et a même connu les honneurs d’une reprise par Johnny Cash. Thayil n’en avait évidemment pas besoin, lui qui maîtrisait, à ce moment, la science du riff et du son parfait, aussi exprimé dans le sec Outshined et le flamboyant Slaves and Bulldozers. C’est lourd, mais totalement écoutable. C’est aussi fantastique. Malheureusement, Jesus Christ Pose est présent en version live, à son détriment. Pour différentes raisons, Soundgarden n’a jamais sonné aussi bien live qu’en studio, à l’exception possible de Matt Cameron. L’époque Badmotorfinger se termine avec le quasi hardcore Birth Ritual, présent sur la légendaire BO de Singles, et l' »inédit » passable Black Rain, qui clôture le second disque.
On peut donc passer à l’explosion commerciale. MTV, à l’époque, était le media de base pour vendre du disque, il fallait donc faire de beaux clips. Voici donc Black Hole Sun, qu’on ne présente plus. En plein dans la période obsessionnelle Beatles de Cornell, BHS est un morceau passable mais qui décroche la lune à ses auteurs, et leur plus gros hit, leur « belle » chanson. Les autres extraits de Superunknown sont moins soft, mais aussi moins aventureux que ce qui précède, tout en restant tout à fait appréciables, surtout My Wave et Spoonman. On peut quand même se demander pourquoi Let Me Drown a été omis de la compile, mais il faut toujours faire des choix. Comme celui d’avoir pris l’inférieure version vidéo de Fell On Black Days.
Et puis, la merde a atteint le ventilateur. On pouvait déjà le pressentir : le talent de Soundgarden, ce qui les rendait unique (en gros, un guitariste qui faisait passer Tony Iommi pour un jazzman et un chanteur qui pouvait surpavarotter Pavarotti), se diluait petit à petit. Et alors que leurs contemporains connaissaient des fortunes diverses, Soundgarden s’est mis dans le soft rock chiant, avec un chanteur plus proche de Céline Dion que de Robert Plant. Down on the Upside est un chant du cygne indigne de la légende du groupe, et Telephantasm aggrave encore le cas, en choisissant des versions live boîteuses, dont un Pretty Noose carrément horrible. La séparation du groupe était aussi logique qu’inévitable.
Telephantasm donne une impression mitigée, limite désagréable. Oh, les morceaux sont bons (surtout le premier disque), mais les deux gros défauts de la compile (surreprésentation de la seconde période, présence de versions live foireuses) pourraient faire croire que Soundgarden était le groupe surestimé du Big Four de Seattle. Pendant ce temps, Alice in Chains nous a fait le coup du phénix, Pearl Jam vieillit avec grâce et Nevermind n’a pas pris une ride.
Oui, bon, je suis un peu en retard. Les remasters sont sortis il y a maintenant plus d’un an, et je ne suis qu’à la moitié de la série. Qu’importe, parce que maintenant, on arrive à ce qui est peut-être la plus exceptionnelle série de quatre albums de l’histoire de la musique enregistrée. Depuis leurs débuts, les Beatles ont sans cesse progressé, passant de reprises aux compositions persos, de mélodies pop aux expériences bien plus complexes, de chansons d’amour à … autre chose. Revolver représente le moment précis où les Beatles détruisent sans aucune hésitation les canons pop de l’époque pour faire non seulement un des meilleurs albums de tous les temps, mais aussi un des plus importants. Pour preuve : l’organe officiel du Saint Siège, L’Osservatore Romano, l’a nommé meilleur album pop de tous le temps, en février 2010. Beat THAT, Radiohead.
Comme de coutume à l’époque, l’album fut précédé d’un 45 tours. On reparlera des morceaux lors de la chronique de Past Masters 2, mais il s’agissait peut-être du 7″ le plus important du groupe (bien que Strawberry Fields Forever/Penny Lane lui dispute l’honneur) : Paperback Writer, son riff acéré et sa basse puissante annonce le heavy metal, alors que Rain est souvent cité comme meilleure face B ever.
Revolver est un album très varié, sans réelle cohérence entre les morceaux. Il faut dire que les albums concepts n’existaient pas encore, et vu la vitesse à laquelle il fallait sortir des disques, à l’époque, la cohésion n’était pas vraiment la première préoccupation de musiciens et producteurs. Cependant, on peut dire que si Rubber Soul était plutôt ancré dans le folk, Revolver est résolument rock. Les compositions de John Lennon sont généralement emmenées par des guitares mises en avant comme jamais auparavant : She Said She Said et And Your Bird Can Sing préfigurent, avec Paperback Writer, un combo plus rock, par exemple celui de Revolution. Mais les Beatles n’ont de toute façon jamais été un simple groupe rock, il y en avait déjà assez sur le marché. Revolver n’est pas l’album de John Lennon, malgré ses excellentes contributions : outre les deux morceaux précités, on peut aussi parler de l’explicite Dr Robert (le Dr Greenthumb de Cypress Hill, trente-cinq ans avant, et pour des drogues nettement plus efficaces) ou I’m Only Sleeping, complainte probablement liée aux substances récréatives en question.
C’est par contre l’album où George Harrison embrasse un rôle proéminent de compositeur, à tel point qu’on lui offre le premier morceau de l’album, le sarcastique Taxman. Le ton Harrison était né : des influences indiennes plus ou moins marquées (comme sur le très hippie Love You To), et des paroles mettant en évidence la confusion de son auteur (I Want to Tell You) ou son engagement politique, avec donc ce Taxman critiquant très directement les impôts anglais qui, il est vrai, empochaient 90% des bénéfices du groupe. Taxman est emmené par un riff vicieux et un McCartney au four et au moulin (lead guitar, basse, terrible solo). Car oui, cette fois, c’est Paul McCartney qui est la star de l’album. Son premier morceau, Eleanor Rigby, est juste somptueux. Comme son hit précédent, Yesterday, il est le seul Beatle présent sur l’enregistrement, la musique étant fournie par deux quatuors à cordes. Musicalement, Eleanor Rigby est un fantastique exemple de la transformation (progressive, mais effective) de simple groupe pop en entité expérimentale. Cela se ressent aussi au niveau des paroles. Les deux protagonistes de l’histoire se sentent seuls : Eleanor assiste à un mariage qui ne sera jamais le sien, et meurt dans l’indifférence, alors que le Père MacKenzie donne son sermon, chaque semaine, dans une église vide. Le célèbre refrain n’apporte aucune résolution heureuse : « Ah, look at all the lonely people, where do they all belong ». Pourtant, le 45 tours se retrouvera quand même au sommet des charts anglais, devenant le hit single le plus sombre de l’époque.
Quand McCartney veut faire dans le marrant, il écrit une pure chanson pour enfants, la donne à Ringo, et ça fait Yellow Submarine. Comme gimmick, elle est très bien, mais c’est de loin le morceau le moins intéressant de l’album, destiné à faire chanter des enfants de 6 ans pour les 36 générations à venir. Mais quand McCartney veut faire autre chose, son génie explose. For No One, une chanson baroque poignante sur la fin d’une relation (« She no longer needs you »), aux antipodes des mélodies d’amour des débuts du Fab Four. Good Day Sunshine, l’archétype du tube estival, enjoué, positif, et qui ne comporte même pas de guitare. Got to Get You Into My Life, avec l’incorporation d’une section de cuivres sur un morceau qui parle, évidemment, de marijuana. Ou encore, et surtout, Here There and Everywhere, une des plus belles mélodies jamais écrites et qui est, quant à elle, une pure chanson d’amour. Et dont la magnificence dépasse les mots.
Mais si une création dépasse les mots, c’est bel et bien le dernier morceau de l’album, Tomorrow Never Knows. On est en 1966, et le groupe qui représente encore la quintessence du groupe pop pond trois minutes de bruit magnifique, fait de samples, de drones, de la voix de Lennon passée à travers un cabinet Leslie, de guitares inversées, d’une batterie irrégulière totalement barrée, de paroles qui ne laissent aucun doute sur les substances consommées par ses créateurs. Tomorrow Never Knows est un coup d’oeil dans le futur, un cas excessivement rare dans l’histoire. Les Beatles ont posé les jalons de la house, du hip-hop, et que sais-je encore. Il suffit d’écouter Setting Sun des Chemical Brothers : la batterie est exactement la même. Dans les mois à venir, le groupe sortira ce qui reste encore leur album le plus célèbre, puis pétera complètement un plomb, avant de sortir… leur meilleur album. Quelle folie.